27.3.05

Caux, 29 avril 1945 l'épée de Damoclès

Je ne sais pas encore combien de temps je pourrais écrire C a u x.

Cette épée de Damoclès, dessus notre tête depuis des mois, commence à s’en rapprocher dangereusement. Nous avons été autorisé à entrer en Suisse que comme “groupe en transit”. Kasztner Rezsö n’a réussi à nous libérer de l’enfer allemand et à faire venir ce groupe en Suisse.
Avec l’aide d’UNRRA, aide matérielle et spirituelle, il avait promis que quand on pourrait circuler, on nous emmeneraient dans un camp de l'ONU ailleurs, puisqu’en Suisse on avait déjà 100.000 réfugiés. Nous le savions bien, mais d’un côté nous espérions aller directement en Palestine ou qu’on va pouvoir retourner à notre ancien domicile sans passer par d’autres endroits intermédiaires.

Nous avons essayé de s’opposer à ce départ. Je sais par exemple que s’ils nous emmènent à Alger, son climat sous tropical n’est pas très bon pour nous, après nos épreuves, nous espérions pouvoir attendre dans un climat tempéré d’Europe centrale jusqu'à ce que les routes s’ouvrent et chacun pourra choisir librement sa demeure.

Dans les réunions de C a m p, des articles de journaux, des télégrammes à Truman le nouveau président du USA, à Churchill, a Steiger, le président de Suisse, aux chefs de UNRA d’ici, de toutes les façons imaginables, nous gesticulons et nous opposons que malgré l’esprit démocratique suisse, au lieu de nous laisser partir librement, on nous déporte encore une fois contre notre volonté. Il paraît maintenant que cette lutte héroïque a capoté à cause de la volonté de la Suisse et la partie américaine de UNRA d’ici. C’est décidé, et probablement la majorité de notre groupe va être mis sur la route déjà à la fin de cette semaine, pour qu’on donne la place à d’autres réfugiés.

Comme la Suisse l'a souligné, après ces cinq mois quand ils nous ont donné 'tout bon et beau et ayant vécu sans souci majeurs' grâce à leur hospitalité. C’est ainsi que je vois les choses en gros.

Beaucoup d’entre nous n’approuvons pas vraiment la dernière décision de nos responsables, proposant pour protester mettre l’étoile Jaune, démontrer que « de Suisse on peut envoyer des rescapés contre leurs volontés, il ne se le permettrait qu’avec des juifs ». Cette démonstration a été suspendue pour le moment puisque beaucoup s’y sont opposés et nous espérons que nous ne serons pas obligés à en arriver là. Ce qu’a réussi à obtenir notre groupe est qu’on n’oblige pas à partir de force les malades graves et ceux qui ont plus de 70 ans.
Le terme boutoir du 2 mai a été prolongé, mais nous devons être prêts à toute éventualité.

Peut-être les événements politiques interviennent favorablement, ouvrant la route pour rentrer chez nous à la maison (?).

À la maison ! Où est-ce chez nous ?

Notre vieux domicile n’existe plus en grand partie, et de toute façon, c’est tout à fait ravagé, dispersé ; la Palestine - où l’on voulait partir - n’ouvre pas encore ses portes, puisque les Anglais ne donnent pas des certificats d’immigration et le juif errant toujours erre… Et à côté de tout ceci, nous sommes ceux qui sont heureux, ceux qui ont échappé !!!


Les troupes américaines, anglaises et russes, sur le chemin de leurs batailles pour détruire l’Allemagne ont trouvé les nôtres, dans les camps libérés, dans un incroyable état, barbarement affamés, torturés à mort, au moins ceux encore vivants. Mon Dieu, qui de nos chers allons nous revoir ?

Cela ne sert à rien que l’expiation est en route, que l’Allemagne est presque entièrement détruite, que 25 % de la population à été victime de la guerre, que Berlin elle même n'est qu'un amas de ruines, que c’est l’agonie finale. Tout ce qui se passe avec l’armée écrasante des russes - anglais - américains, cela ne va pas nous rendre nos chers nôtres! Parmis des juifs d’Europe même pas 10% sont vivants, et même ceux-là sont affaiblis de tous les points de vues, comme nous les « chanceux » sans patrie, regardant vers l’avenir avec 2 - 3 valises.

Et maintenant, d’autres ruptures nous attendent.

Anne n’a pas demandé à rester ici, elle veut surtout que les enfants restent dans leur école, de là en quelques mois elles pourront immigrer en Palestine. Laci, probablement restera ici, parce que leur fils Thomas est arrivé ici dans un état extrêmement grave et, d’après le docteur, le climat d’Alger lui serait périlleux. Nous les vieux, nous avons demandé à ne partir qu’avec le deuxième groupe.

Il est possible que Laci reste, Anna parte avec la première groupe allant vers la Palestine, et nous, les deux vieux, partirons seuls, non, serons emmenés malgré notre volonté dans un endroit inconnu.

L'ONU a des camps divers, en France et en Italie aussi. Et ma fille Katinka avec sa famille est probablement à Kolozsvàr, Cluj, mais depuis mars, nous n’avons pas reçu de réponse à notre télégramme. Au moins, si on savait qu’ils vont bien. Ainsi sont les peu chanceux comme nous, qui grâce au sort, sommes resté en vie avec leurs enfants et petits-enfants.

On serait séparés pour qui sait combien de temps ?

Et de la famille de mes chers frères, combien sont encore en vie ? Où et comment nous rencontrerons nous ? Au moins, si je savais qu’ils ont échappé à l’enfer allemand. Et la pauvre famille des Kertész ? Mariska avec cette charmante petite fille Pousinette ? Les parents adorés de Sanyi, notre gendre, sa mère triste, ses frères ?

(jk: presque treize ans ou plus d'eux, plus avec moi. Hélas, ni les vieux comme les Kertesz, ni les enfants comme Pousinette et autres n'ont pas échappés à Auschwitz).


J’écris ses lignes le 29 avril, la nuit.

J’ai allumé des bougies, demain il y aura deux ans que s’est arrêté le cœur de l’homme torturé et détruit corps et esprit, qu’on a tellement aimé, et Suzanne et Mariette sont demi-orphelines. C’est il y a trois ans que la petite famille a dû se séparer et qu’Anne est seule. Par chance elle a une volonté forte, elle est assidue, elle sait ce qu’elle veut, sa nature profonde est gaie. Lentement la jeunesse et l’envie de vivre sont revenues. Et même si elle pense avec fidélité et adoration à son défunt mari, à qui elle doit les souvenirs les plus heureux de sa vie, elle commencera une nouvelle vie (avec quelqu’un d’autre rencontré dans le camp) et nous espérons beaucoup qu’elle sera de nouveau heureuse. Je crois que c’est aussi ce qu’aurait souhaité notre cher Sanyi…

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